J'aurai plein de mots pour décrire mon père... Lâche. Raclure. Abruti. Lourd. Surprotecteur. Bon, je vous les épargne tous, mais s'il y a bien un truc qu'on doit retenir à son sujet, c'est qu'il a carrément fini soumis, même s'il n'était presque jamais là. Je sais qu'il a rencontré ma mère lors d'un de ses voyages ultra couteux durant lesquels il s'amusait à se mettre une race et à lever tout ce qu'il croisait. Je sais aussi qu'un an, c'est tout ce qu'il lui a fallu pour finir par m'embarquer avec lui "à la maison", comme il dit, sans plus de cérémonie. Trois mois de relation -plus sociale que sexuelle- avec ma suédoise de mère, neuf mois de grossesse, et hop, il me récupérait et rentrait aux Etats-Unis. Belle mentalité, tiens. Pas de "t'en fais pas, je reviendrai", ou de "c'est mieux pour toi, chérie". A tous les coups, elle avait eu droit à un truc du style "ta gueule salope, je le récupère, et si ça te convient pas tu peux aller te faire foutre ailleurs". Tiens, ça m'étonnerai même pas de lui. Passons.

Même si j'étais loin d'être en âge de m'en rappeler, j'ai vécu grosso-modo deux ans rien qu'avec mon père à Chicago, et déjà à l'époque il commençait à me gâter. Il en avait largement les moyens. Puis il y a eu cette femme qui, loin de me faire taper un complexe d’Œdipe, m'a juste carrément rendu jaloux, possessif, et égoïste. Les choses ne sont pas allées en s'améliorant avec le temps... Il a eu des mômes avec cette nana, trois minettes, et pour moi, une chose était claire : Si jamais elles venaient à me voler tout ce que mon père pouvait m'apporter, ça se passerait mal. Aussi, quand mes "parents" n'étaient pas là, lui parce qu'il travaillait très souvent ailleurs -a croire qu'il a toujours été incapable d'assumer son rôle de père-, elle parce qu'elle sortait pour X raison, c'était le bordel à la maison. Je m'imposais, comme le sale gosse que je tendais à devenir. Et en présence des adultes, j'étais irréprochable. On ne me refusait plus rien, on cédait au moins de mes caprices. J'avais toujours été spécial pour mon père, SON fils, SON enfant, SON prodige. Alors même de loin, il me couvrait de cadeau, et ma belle-mère avait pris l'habitude de me choyer aussi. Mes demi-sœurs avaient appris à vivre de cette manière. J'étais le roi, et personne ne disait rien. Avouez que ça forge un sale caractère.

J'ai passé une bonne partie de ma vie de cette manière, dans une sorte de cage dorée dont la porte ne s'ouvrait que selon mes désirs. Et tandis que je grandissais, j'affirmais mon contrôle sur cette famille qui se pliait au moindre de mes désirs. Loin de les dégouter de moi, j'avais l'impression que cette situation qu'aucune autre famille ne tolèrerait leur semblait plus que normale. Sur le plan scolaire, personne ne pouvait rien dire non plus. Et même si j'ouvrai souvent ma gueule, mes résultats ne pouvaient permettre à mes profs de critiquer. J'ai toujours su comment me servir des gens pour arriver à obtenir ce que je voulais, et plus le temps passait, plus mes traits de caractère se précisèrent. Je n'eus pas d'amis, et ceux qui se considéraient comme tels n'étaient que des pions stratégiques pour arriver à mes fins. Au niveau des filles, si mon comportement en faisait hurler d'horreur certaines, d'autres se concentraient sur le fric que je pouvais avoir dans les poches. Puis, il y a eu la fin de mon adolescence. Vous ne vous réveillez pas un matin, changé du tout au tout, charmant alors que vous n'étiez qu'un petit enfoiré la veille. Mais ça n'empêche pas qu'en vous regardant dans un miroir après le réveil, vous réalisiez qu'il est temps de murir, que votre comportement ne sera plus dicté par les hormones... Alors j'ai grandi, réfléchissant d'avantage avant d'agir. Oh non, je n'en suis pas devenu plus sympa pour autant. Mais j'agissais de manière à faire passer mes messages sans qu'on puisse me dire quoi que ce soit : sous-entendus, sarcasmes, tout était bon. Je prenais encore plus de distance avec les autres, gardant tout de même sous le bras ceux que je savais pouvoir m'être utiles dans le futur. J'ai commencé à faire quelques cadeaux à ma famille, histoire de leur graisser un peu la patte en cas de besoin, et si au début ils se posaient des questions, ils ont bien vite accepté ce que je leur offrais sans s'en plaindre, même si je ne leur adressais, au final, jamais la parole. Je n'avais pas que ça à faire de mon temps. Seule une de mes demi-sœurs avait compris mes manigances, après qu'elle m'ait vu menacer ouvertement un de mes "amis" à propos d'un sujet qui devait rester plus que tabou. La menace était loin d'être légale, mais j'avais des moyens de persuasions assez efficaces, et ceux qui avaient à faire à moi ne parlaient jamais après. Au pire, c'était leur parole contre la mienne, et je savais parfaitement comment ça se terminerait. Eux aussi. Bref, ma "frangine" m'avait dit que, pour moi, ce comportement était le début de la fin. Elle n'avait pas compris que le début de ma fin, ça avait été le jour de ma naissance. L'homme ne nait pas bon, il le devient, mais uniquement s'il le veut. Ce qui n'a jamais été mon cas.

Une fois mon bac dans la poche, j'avais décidé de ne pas perdre plusieurs années sur les bancs d'une fac. Il fallait que je sois productif. J'avais pendant quelques nuits arpenté les rues de la ville à la recherche d'une bonne idée, et en passant devant un bâtiment clos, dont les fenêtres étaient couvertes par des planches en mauvais état, bouffée par les termites et pourries par l'humidité, je sus ce que j'allais faire. Très vite, j'achetai le bâtiment qui, à l'époque où le propriétaire avait connu son heure de gloire, était une boite de nuit, et décidai d'investir dans des réparations. Je fis refaire tout l'intérieur, l'extérieur, je fis détruire des murs, des fenêtres, des portes, des plafonds, ou encore des sols. Je fis agrandir l'endroit, bref, il était méconnaissable. Et plusieurs mois après, la boite de nuit complètement retapée ouvrit, et s'il fallut quelques temps pour se faire connaître, une fois sa réputation lancée, la renommée arriva bien vite. Je n'avais aucune connaissance en ce qui concernait le design, je ne supportais pas la musique qu'on y passait, mais je savais parfaitement que j'allais pouvoir gérer le tout. Je n'avais aucun doute sur mes capacités. Cependant, durant un bon paquet d'années, je décidai de rester dans l'ombre, laissant la boite se faire son nom dans la ville, se basant énormément sur le bouche à oreille. J'avais dix-neuf ans quand je l'avais ouverte, et ça, ça n'était pas forcément une bonne pub. Alors, si je gérai le tout, je préférai éviter de me montrer, sauf au bar dont je m'occupais parfois comme si c'était mon job. J'ai passé huit ans comme ça, à tout contrôler, sans jamais laisser quiconque se douter du fait que j'en sois le patron. Et enfin, à mes vingt-sept ans, je considérai qu'il était plus que temps de passer de l'ombre à la lumière. Ces huit ans m'avaient permis de me monter un réseau, m'assurant peu à peu une sorte d'emprise sur la ville. Et même si j'étais loin d'être ce qu'on pourrait appeler "le boss" de Chicago, j'avais déjà pas mal d'influence, et ce, un peu partout. Pots-de-vin, chantage, menaces, voire meurtre, j'avais usé de tout cela au moins une bonne dizaine de fois, que ce soit directement ou non.

Quatre ans ont passé depuis. Quatre ans durant lesquels je n'ai pas cessé d'amasser l'argent que me rapportait ma boite, qui est l'un des endroits les plus fréquentés de toute la ville. Quatre ans durant lesquels ma réputation a commencé à être plus que particulière, allant pas mal de fois se glisser dans les bureaux des flics, qui n'ont jamais fait quoi que ce soit, soit par manque de preuves, soit pour des raisons que j'ignore. Quatre ans que j'avance mes pions, que je les sors du jeu définitivement, que je corromps ceux des autres... Et la partie est loin d'être finie.